Chez les No TAV en Italie : 20 ans de lutte contre lâabsurde projet Lyon-Turin
21 septembre 2015 / Adrien Kempf et Hermine Rosset (Reporterre)
Vingt ans. Vingt ans que les No TAV mĂšnent la lutte contre le projet de train Ă grande vitesse entre Lyon et Turin et dĂ©noncent un modĂšle absurde, les collusions avec la mafia, le processus anti-dĂ©mocratique... Alors que lâĂ©crivain Erri de Luca passe en procĂšs ce lundi pour avoir soutenu les militants No Tav, Reporterre a Ă©tĂ© les rencontrer sur le terrain de lutte.
- Val de Susa (Italie), reportage
Au nord de lâItalie, Ă 50 kilomĂštres Ă lâouest de Turin, le Val de Susa est lâobjet de toutes les attentions politiques et militantes du pays. Les autoritĂ©s prĂ©voient dây creuser un tunnel de 57 kilomĂštres pour crĂ©er une ligne ferroviaire supplĂ©mentaire entre Lyon et Turin, dite à « grande vitesse » (Treno ad Alta VelocitĂ ou TAV).
Vingt ans de lutte
Depuis les annĂ©es 90, le mouvement No TAV se bat contre ce projet. Aujourdâhui la construction dâun tunnel dâexploration de sept kilomĂštres se poursuit dans un creux de montagne, sur la commune de Chiomonte. AprĂšs avoir Ă©tĂ© expulsĂ©s de plusieurs lieux de lutte, les No TAV ont acquis et occupent un bout de forĂȘt qui surplombe le chantier.
Vue depuis le campement |
Ils se retrouvent lĂ chaque vendredi. Sous les bouleaux et les pins, un abri de bois et de tĂŽle, des tables, des bancs, une cuisiniĂšre Ă bois pour les jours dâhiver et des banderoles « TAV = Mafia »ou « Liberi Tutti » postĂ©es face au chantier. On y accĂšde par un Ă©troit sentier Ă travers la forĂȘt, le long dâun prĂ©cipice. Ce matin lĂ , la montagne est vĂȘtue dâĂ©charpes de brume.
Câest lâoccasion de se retrouver, dâĂ©changer les derniĂšres nouvelles de la lutte et de partager un pique-nique tirĂ© du sac. Mais câest avant tout une maniĂšre pour les occupants de montrer quâils sont toujours lĂ , opposĂ©s au projet, mĂȘme aprĂšs plus de vingt ans de lutte et un acharnement Ă les faire disparaĂźtre. Le campement des No TAV, accrochĂ© Ă flanc de montagne, surplombe et nargue le chantier du tunnel, enfoui Ă lâombre des piles de lâautoroute qui passe trente mĂštres plus haut.
La premiĂšre chose qui frappe câest le dĂ©calage entre cet Ă©crin de verdure, ces petites constructions en bois oĂč on discute et rigole autour dâun verre de rouge et le chantier en contrebas, gris, poussiĂ©reux, avec ses logements en prĂ©fabriquĂ©s, et le ballet bruyant des camions bennes, le tout hĂ©rissĂ© de grilles et de barbelĂ©s, gardĂ© par des militaires qui sâennuient ferme.
Car pour protĂ©ger un chantier qui compte, au plus, une cinquantaine dâouvriers, contre des opposants non violents, il faut deux cents militaires et policiers Ă demeure, trois sĂ©ries de grilles surmontĂ©es de barbelĂ©s Ă lames de rasoirs, des dizaines de camĂ©ras vidĂ©os et projecteurs pour Ă©clairer la nuit comme en plein jour.
- Vue sur les premiers sommets des Alpes qui enserrent le val de Susa. Les drapeaux No Tav flottent au bord de la route, partout dans la vallée.
- Les bulldozers ont détruit une nécropole millénaire
Visible depuis le chantier, le lieu occupĂ© par les No TAV, est hautement symbolique. Il montre la vigilance citoyenne et il est un espace prĂ©servĂ© des saccages du chantier et de lâoccupation militaire.
JusquâĂ lâarrivĂ©e des engins de travaux publics, ce versant de montagne abritait un site archĂ©ologique exceptionnel datant du Ve millĂ©naire avant notre Ăšre et constituant lâune des premiĂšres traces de la prĂ©sence humaine dans les Alpes. CâĂ©tait Ă©galement un point de passage dâune importante voie de pĂšlerinage, la Via Francigena, menant de France Ă Rome. Le site Ă©tait amĂ©nagĂ© et ouvert au public, avec un musĂ©e et un parcours pĂ©dagogique.
Aujourdâhui le musĂ©e est cernĂ© par une haute enceinte peuplĂ©e de jeeps de lâarmĂ©e. Les panneaux explicatifs sont dĂ©truits, renversĂ©s ou coincĂ©s entre deux grilles anti-Ă©meute et ornĂ©s de barbelĂ©s. En 2011, quand lâarmĂ©e a investi cette zone, une nĂ©cropole millĂ©naire a disparu sous les coups des bulldozers. Lâemplacement est aujourdâhui matĂ©rialisĂ© par des filets en plastique orange vif, comme pour Ă©viter que les sentinelles en treillis, postĂ©es derriĂšre les grilles, ne marchent encore dessus. Maigre consolation.
- Le musĂ©e archĂ©ologique du site de La Maddalena fait partie de lâenceinte du chantier. Il est « temporairement fermĂ© », selon le site internet du musĂ©e. DerriĂšre le militaire, les restes de la nĂ©cropole prĂ©historique.
Si on ne peut plus visiter la zone archéologique, le chantier, lui, se visite. On y aperçoit des grands panneaux trilingues destinés aux visites guidées.
Face Ă ces travaux grisĂątres, les No TAV tiennent Ă continuer Ă embellir les lieux. Ils ont rĂ©novĂ© dâanciennes terrasses, replantĂ© des arbres fruitiers, crĂ©Ă© un jardin de la mĂ©moire et... accrochĂ© des fleurs aux fils barbelĂ©s.
Une autre vision
Câest une autre vision de la vallĂ©e et des modes de vie que dĂ©fendent les No TAV. Face aux grandes infrastructures de transport international, dont plusieurs empiĂštent dĂ©jĂ largement sur la vallĂ©e, ils proposent des Ă©changes locaux. Face Ă lâartificialisation des espaces, ils opposent la prĂ©servation du patrimoine naturel et historique. Face aux mĂ©thodes anti-dĂ©mocratiques et violentes de lâEtat, ils dĂ©fendent le dĂ©veloppement des solidaritĂ©s. « Nous voulons une façon de vivre plus propre, plus proche des personnes, moins Ă©goĂŻste », dit Paolo.
Câest peut-ĂȘtre ce qui explique le succĂšs de ce mouvement Ă travers tout le pays. Au-delĂ des rendez-vous hebdomadaires prĂšs du chantier, le mouvement tient une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale chaque mois qui rĂ©unit plusieurs centaines de personnes. Dans chaque village de la vallĂ©e et chaque ville dâItalie, on trouve un comitĂ© local, ce qui permet une multiplication dâactions, de soirĂ©es de soutien, le suivi des procĂšs et lâorganisation de manifestations. La derniĂšre, le 28 juin, a rassemblĂ© cinq mille personnes.
- RĂ©union du comitĂ© local No TAV de San Didero , lâun des villages de la vallĂ©e. Les dĂ©cisions sont discutĂ©es en plein air, non loin de la route, et les passants sont les bienvenus.
En réponse à cette mobilisation, la répression policiÚre et juridique est trÚs forte : 1000 militants inculpés dans une vallée de 90 000 habitants.
Pour comprendre cette dĂ©bauche de moyens et la militarisation des travaux, il faut remonter en 2005 et quelques kilomĂštres plus loin, Ă VenĂ us. CâĂ©tait le lieu initial prĂ©vu pour creuser le tunnel exploratoire. Les opposants au projet Ă©taient parvenus Ă investir les lieux et Ă y installer un campement. Il fut Ă©vacuĂ© violemment et sans sommation en pleine nuit. Mais quelques jours plus tard, le 8 dĂ©cembre 2005 les opposants revinrent... ils Ă©taient 30 000. Ils ont repris le terrain, qui reste occupĂ© aujourdâhui.
Face Ă cet Ă©chec sur terrain plat, le projet a Ă©tĂ© dĂ©placĂ© de quelques kilomĂštres, au fond dâun vallon aux accĂšs restreints... et militairement beaucoup plus facile Ă dĂ©fendre. Mais les opposants nâont pas abandonnĂ© et ont occupĂ© un terrain proche, dont ils furent lĂ encore chassĂ©s violemment. De ces expulsions violentes les No TAV gardent un souvenir pĂ©nible. « Jâai eu lâimpression dâĂȘtre en guerre », dit Emilio, une expression qui reviendra plusieurs fois dans les discussions que nous avons eues.
Ils ont ensuite achetĂ© plusieurs terrains. Sur lâun dâeux, ils ont construit une cabane. Le lieu Ă©tait idĂ©al pour accueillir de grands rassemblements. Mais la cabane fut fermĂ©e en 2012 : elle dĂ©borderait de vingt centimĂštres sur la propriĂ©tĂ© voisine... Lâaffaire est en cours de jugement.
- Un autre accĂšs au site, un autre poste de contrĂŽle tenu par des militaires.
- Un grand projet pour les caisses des entreprises de BTP
Comment expliquer la violence dĂ©ployĂ©e pour imposer ce projet ? Moyens militaires, rĂ©pression juridique, destruction dâun patrimoine prĂ©historique : le tout pour un projet ruineux (au moins 13 milliards dâeuros pour 57 km de tunnel), dangereux pour la santĂ© des populations et dont lâutilitĂ© est fortement discutĂ©e.
Les promoteurs du projet mettent en avant le dĂ©veloppement du fret ferroviaire et du trafic des passagers et assurent pouvoir rĂ©aliser les travaux en moins de dix ans. Autant dâarguments poliment mis en doute par la Cour des comptes française en 2012.
Les No TAV proposent, eux, une rĂ©ponse qui semble presque trop simple : le chantier sert Ă dĂ©tourner lâargent public vers les entreprises privĂ©es. Ils Ă©voquent lâimplication de la mafia, unsoupçon partagĂ© par Roberto Saviano. En effet, depuis le dĂ©but des travaux, il y a deux ans, trois kilomĂštres seulement ont Ă©tĂ© creusĂ©s, et ce nâest que le tunnel dâexploration. A ce rythme, le tunnel ferroviaire serait achevĂ© en 2040. Pour eux, le tunnel ne sera probablement jamais fini, garantissant aux entreprises du BTP un chantier sans fin. Version moderne du tonneau des DanaĂŻdes, Ă la diffĂ©rence que ce dernier ne gĂ©nĂ©rait pas de profit...
- La « taupe »
En tout cas, le chantier est rĂ©guliĂšrement Ă lâarrĂȘt : nous nâavons vu fonctionner la « taupe » qui creuse le tunnel quâĂ partir du milieu dâaprĂšs-midi. Personne ne peut prĂ©sager de lâissue de ce chantier. Ce qui est sĂ»r, câest quâil fait se rencontrer, Ă travers les mobilisations, les gens de la vallĂ©e et de tout le pays. Ils le disent : la solidaritĂ© au quotidien sâest dĂ©veloppĂ©e.
Certains sâengagent en politique et gagnent des mairies avec des listes citoyennes, comme Ă Almese. Dâautres rĂ©quisitionnent des terrains abandonnĂ©s pour cultiver en bio (Genuino clandestino) ou crĂ©ent une filiĂšre locale de chanvre textile. Les petits commerçants et artisans locaux se regroupent en association (Etinomia) et partout en Italie, les militants No TAV sont accueillis spontanĂ©ment...
Au fond, comme aime le dire Paolo : « On a déjà gagné. »
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